
Je n'y connais pas grand-chose en art mais je sais ce que je n’aime pas. Et à vrai dire, je n’aime pas du tout la plupart des oeuvres que je vois.
Ce sont en fait les artistes que je préfère parce qu’ils sont souvent des poivrots; ce qui rend leur compagnie agréable, du moins jusqu’à ce qu’ils tombent par terre et se mettent à insulter les meubles. L’esprit et l’humour sont ce que j’admire le plus dans les livres, les pièces de théâtre, les films, les comédies musicales et toutes les formes d’art à l’exception de la décoration intérieure. Dans ce domaine, quand on veut faire de l’esprit, on se retrouve souvent avec du Salvador Dali ou des canapés qui ont la forme des lèvres de Mick Jagger; tout ça est bien joli mais franchement, qui aurait envie de s’asseoir sur... bon, d’accord, j’ai compris.
L'esprit et l'humour sont plutôt rares en matière d'art. Il y a bien ce type, un Français, avec les pipes et les trains qui sortent des cheminées ; quoique maintenant que j’y pense, je crois bien qu’il était belge (comment s’appelait-il déjà? Magritte? Maigret? En tout cas, les deux étaient belges (1) et utilisaient des pipes).
Et puis, il y a également Duchamp avec ses urinoirs, de drôles d’objets mais aussi une véritable aubaine en cas de besoin urgent… Bien sûr, je n’oublie pas Gilbert and George, les Saints Patrons des Toilettes Publiques ; ni Damien Hirst qui, je n’en doute pas, essaie la plupart du temps d’être amusant et le reste du temps de se bourrer la gueule comme j’ai pu le constater lors de nos brèves rencontres. (Pour autant, j’apprécie sa compagnie).
Enfin, il y a les caricaturistes dont l’ensemble du travail artistique consiste à être drôle, et effectivement ils le sont, mais en dehors de la caricature, l’expression visuelle, à travers l’art, d’une pensée alliant esprit, humour et intelligence n’est pas à la portée de tout le monde. Sauf de Frank.
C’est en voyant la devanture d’une épicerie dans mon village de C. dans le sud de la France, entre les villes de B. et D., que j’ai découvert Frank. Une devanture sur laquelle il avait réalisé une peinture, à la manière d’une fresque, où dominait un bleu tout à fait saisissant. Normalement, j’évite de faire les courses.
Pourtant, intrigué, je suis entré l’air innocent, comme si je venais juste pour acheter quelque chose.
Immédiatement, j’ai été impressionné par un très beau tableau de John Lennon accroché parmi les légumes (le tableau, pas John Lennon bien entendu, même si dans mon village, il m’est arrivé de voir Bowie traîner au milieu des légumes, mais je m’écarte du sujet…) Tout près de cette peinture, il y avait une autre toile, visiblement du même artiste, représentant les quatre Beatles.
Alors que j’étais en pleine admiration devant ces oeuvres et une splendide aubergine, j’ai fait la connaissance de Rémi l’épicier, un homme inestimable, qui m’a tout dit sur son voisin et ami, l’artiste écossais Frank Docherty. Or, je l’avoue, je suis anglais et par conséquent j’éprouve une grande admiration pour les Écossais. Voyez-vous, c’est une faiblesse commune chez les Anglais, rarement réciproque, il faut bien le dire.
Néanmoins, devant l’enthousiasme et les encouragements de l’épicier, je me suis décidé à appeler ce mystérieux artiste écossais avant d’aller l’affronter dans sa tanière, ou de lui rendre visite si vous préférez… Frank était très jovial et amical au téléphone. Il m’a invité chez lui à venir prendre le thé (une bonne tasse de thé ordinaire comme celui que boivent les ouvriers britanniques sur un chantier) pour que je puisse découvrir ses autres toiles. Muni de délicieuses pâtisseries françaises, me voilà en route pour l’expédition. J’ai suivi les indications que l’on donne habituellement dans ce coin de Provence : prenez le chemin défoncé qui monte à droite après la deuxième station-service sur votre gauche et si vous n’êtes plus sur la route, c’est que vous êtes allé trop loin… Finalement, j’ai réussi à trouver la maison de Frank et très vite j’ai compris, qu’avec lui, je n’allais pas m’ennuyer.
Mais j’ai aussi adoré sa peinture et avant de partir je n’ai pas pu m’empêcher, subrepticement, de lui faire une offre dérisoire pour un triptyque qui trônait dans son salon.
Sa femme était absente et il avait aussi dû boire un verre ou deux de vin de table, si bien qu’il a accepté mon affront et c’est ainsi que j’ai acquis mon premier Frank.
Quelques jours plus tard, Frank a reçu la visite d’un ami écossais. Voici mot pour mot la conversation qu’ils ont eue:
“J’ai entendu dire qu’Éric Idle t’avait acheté un triptyque.”
“Oui, c’est exact.”
“Je ne savais pas qu’il aimait l’art naïf et primitif, qui plus est peint par un amateur.”
“Il m’en a donné un bon prix.”
“Hum… Je n’ai jamais aimé Monty Python.”
“Vraiment?”
“Et Eric Idle ne m’a jamais fait rire.”
Avec de pareils amis, on n’a pas besoin de critiques. Heureusement, les goûts de cet homme sont aussi pauvres pour la comédie que pour l’art. Frank doit être un saint pour tolérer la présence de tels individus dans sa maison. Chez moi, je l’aurais vite envoyé promener tout en l’injuriant copieusement. Remarquez, les comédiens sont rarement tolérants.
Comme je l’ai déjà dit, j’aime que les peintres soient intelligents, drôles et aient de l’esprit. L’art de Frank nous interpelle du fait de la juxtaposition dans ses toiles d’images incongrues : des zèbres, des pingouins, des échelles, des poissons, des murs sur une plage – “Rien de bien difficile à peindre”, dirait-il.
Souvent, ses peintures sont des narrations comme par exemple cette Ève, sensuelle et nymphomane, qui lorgne avidement quatorze pommes qu’elle a déjà grignotées tandis qu’un Adam sans pyjama récupère en dormant dans son lit d’une personne, le tout sous le regard d’un serpent très pâle, épuisé et ramolli.
Il aime les calembours visuels : qui d’autre appellerait un tableau où l'on peut voir un kangourou, ainsi qu'un vitrail représentant trois saints, faisant ainsi référence à la Cène (“The Last Supper” en anglais), “The Last Hopper and a nice view of the Church at Tourtour” - Le dernier kangourou et une belle vue de l’église de Tourtour - ? (2) Et bien sûr, quiconque trouve le moyen de mettre des pingouins dans ses peintures aura mon suffrage. J’apprécie également beaucoup les femmes nues. Si j’en juge par leurs fréquentes apparitions dans son œuvre, Frank aussi... J’ai toujours envié aux artistes leur aptitude à pouvoir faire poser des femmes nues dans le cadre de l’exercice de leur profession. Une fois, j’ai demandé à ma femme de poser nue pour moi pendant que j’écrivais. Elle a gentiment obtempéré et s’est prélassée dans le plus simple appareil sur une méridienne au milieu de la pièce pendant que, dans un coin, j’enfonçais les doigts dans le clavier de ma machine. Malheureusement, je n’ai pas été très productif ce jour-là... du moins pas pour écrire.
Alors oui, des pingouins et des femmes nues et des poissons et des macareux et des pléthores d’animaux à rayures et des navires et des échelles et des murs et des plages : les peintures de Frank me rendent heureux. Elles me font sourire et m’apportent beaucoup de satisfaction. Pourquoi? Je n’en sais rien. Je ne suis qu’un putain de comédien après tout...
Eric Idle
Los Angeles, avril 2009
(1) En français dans le texte. N.d.t.
(2)	Jeu de mots malheureusement intraduisible en français. N.d.t.